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L’objet Pokémon à l’âge de la réalité augmentée

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J’ai eu l’opportunité de traduire et de publier le premier texte de Nakazawa Shin’ichi sur le jeu vidéo au courant de l’an passé; un des premiers textes savants portant sur le sujet. Durant ce long processus de traduction, j’ai pu me familiariser avec la pensée de Nakazawa, plus précisément en ce qui concerne son interprétation du « boom » du jeu vidéo au Japon. À l’origine spécialiste du Bouddhisme tibétain, Nakazawa consacrât une partie de sa carrière à étudier d’abord les jeux d’arcade dans lesquels il voyait une nouvelle forme de textes mythopoétiques, et par la suite le jeu vidéo en général tout en restant à l’affut des derniers développements en la matière à une époque où tout ce qui s’apparentait aux jeux électroniques était largement diabolisé. Son angle d’approche est singulier; dans Game Freaks Play with Bugs, Nakazawa compare Xevious à un texte religieux.

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Avec la récente sortie de Pokémon Go, il est de mise de jeter un coup d’oeil aux écrits de Nakazawa concernant la série Pokémon. J’ai récemment pris le temps de me familiariser avec La naturalité dans la poche (Poketto no naka no yasei) lors de ces dernières semaines, un ouvrage traitant principalement des premiers jeux de la série à travers le prisme de la psychanalyse. Pour l’auteur, Pokémon, une adaptation électronique de l’activité enfantine populaire au Japon de la chasse aux insectes, est une fenêtre vers le monde de la pensée sauvage à travers de ce qu’il appelle les « sciences de l’enfance ». Ces « sciences », d’après Nakazawa, permettent aux enfants d’approcher le monde qui les entourent à leur manière au-delà des contraintes sociales, et, surtout, du système du language et de l’inévitable chute du sens. De quelle façon? Pour Nakazawa, le Pokémon représente l’objet a dans psychanalyse Lacanienne, cet objet insaisissable et en constante mutation qui représente le désir symbolique (le manque), mais dont l’acquisition réelle ne peut jamais vraiment s’accomplir. Ne pas réaliser que cette quête de l’objet a est impossible serait à la base de plusieurs trouble psychanalytique et du développement du « moi ».

Pour Nakazawa, les Pokémon (dans leurs formes diverses) représentent l’objet a, mais leurs conceptions leur permettent de transcender les problèmes normalement associés à la quête de l’objet a. Les Pokémon ne sont jamais directement possédés, ils sont stockés dans un espace virtuel (la pokéball) où ils sont à la fois présents, mais distants. Lors de la capture, ils sont transformés en information pure dans le pokédex. Nakazawa explique que cette situation permet aux enfants d’apprivoiser la distance entre l’objet a et eux-mêmes, et que cette situation est en fait le but du jeu (attrapez-les tous, complétez l’encyclopédie). Ce dernier élément est associé au principe de pensée sauvage de Lévis-Strauss, principe voulant que les sociétés primitives (ou les enfants dans ce cas-ci) approchent la compréhension de leur environment par l’observation directe, et non en applicant des théories aux manifestations de la nature. La science des Pokémon comme une économie du savoir est ici associée à la pensée sauvage en raison des stratégies dont les enfants doivent se doter afin de bien naviguer le jeu (habitats des différents types de Pokémon, affinités et faiblesses, etc.) mais aussi lors d’échanges avec d’autres enfants (négociations et communication).

L’autre noyau important du jeu, et celui qui permet de transcender le régime du language imposé par la société, c’est l’échange de Pokémon. Chaque Pokémon est unique. Élever et nommer un Pokémon permet à l’enfant de laisser une trace de lui-même sur chaque monstre, et, lors d’échanges, ces informations se déplacent de console à console. Puisque ces créatures n’ont pas de valeurs pré-établies, ces échanges se fondent davantage sur le contact direct avec autrui. L’échange de Pokémon, selon Nakazawa, est un processus de communication sophistiqué et de grande profondeur invitant l’enfant à véritablement interagir avec l’autre sans autre interférence socio-économique externe. Échanger c’est un peu accepter l’autre. Nakazawa y voit une forme d’affranchissement de la société de consommation contemporaine contribuant au sain développement d’une psyché personnelle durant l’enfance.

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Considérant l’enthousiasme avec laquelle la sortie de Pokémon Go fut accueillie au État-Unis, il est évident que le public de la série ne se limite plus aux enfants, et que la chasse à l’objet Pokémon captive bon nombre de gens dans la vingtaine avancée, et ce malgré l’incompréhension de certains. Mais cette fois, la pensée sauvage devra s’exercer à travers une technologie qui est à son meilleur en milieu urbain, et commercialisé. Le jeu n’est pas encore disponible au Canada, mais déjà la lecture du texte de Nakazawa permet de questionner le phénomène sous l’angle de la psychanalyse: jusqu’à quel point il est possible « d’augmenter » le monde réel tout en respectant la capacité du jeu à soutenir le développement émergent d’une science de l’enfance et, du même coup, générer l’intérêt à développer une plus grande conscience de l’environnement direct chez les joueurs? Les Zubat éliront-ils domicile dans une véritable grotte, dans une ruelle de Parc-Extension ou devant une franchise de Poulet Frit Kentucky? Ou alors dans tout ces endroits à la fois?